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Lettre d'un condamné

 

23 Septembre 2049                  

Chère maman,

Comme j'aimerais te dire que mon entrée à l'académie militaire s'est très bien passée. Comme j'aimerais te raconter des histoires de franche camaraderie, de batailles de polochons, d'aventures de campus, de bières clandestines et de pizzas au rabais. Mais on ne choisit pas. Seule la vie choisit ceux qui gagnent, et ceux qui perdent. Il n'y a pas de libre arbitre, pas de héros qui sortent des rangs, pas d'espérances.

Un mois déjà est passé. Je devrais pouvoir t'écrire que je t'aime, que les classes se sont bien déroulées. Il s'en est fallu de peu pour que je parte pour le combat, comme les autres, après-demain. J'aurais tellement aimé aller me battre pour notre pays, pour papa et toi, aussi, comme les autres garçons. Pourtant, le Vietnam risque de m'attendre encore un peu.

La première semaine a été plutôt dure. Le car est tombé en panne à mi-chemin entre Baltimore et Washington. Il a fallu attendre trois heures dans une station service que le chauffeur parvienne à réparer ça. J'ai bien failli être en retard pour la première nuit à l'internat... Durant le trajet depuis New York, j'avais bu tellement de soda qu'une envie pressante me prit à peine le car arrêté pour réparation. De ces envies qui vous font courir en vous pinçant le pantalon. Arrivé devant la porte des toilettes ; qui donnait sur l'arrière du corps de bâtiment, à l'opposé du magasin de la station ; je vis un panneau d'interdiction d'entrer. " Fermé pour entretien " qu'il disait. Peu importe, il fallait que je fasse. J'ai donc poussé la porte, ignoré le gars qui passait la serpillière, choisi un urinoir et entamé mon affaire. C'était long. Je m'étais retenu depuis des heures, il fallait bien ça. Un long jet brûlant, interminable, dru. à mesure que je vidais ma vessie, je vis que l'employé de service, un black, avait cessé son activité. Il s'était redressé, à deux mètres de moi et, agrippé à son balai comme un lémurien à son arbre, il me fixait. J'ai commencé par lui demander s'il voulait ma photo, puis si on se connaissait, si je lui devais quelque chose pour avoir interrompu son travail. Je ne sais pas ce qui m'a pris, mais le regard fixe et inexpressif de ce type m'a mis hors de moi. J'ai alors sorti 10 Pences de ma poche, les ai jetés dans la pissotière sans quitter le nègre des yeux, puis suis sorti sans un mot, en prenant bien soin de le provoquer d'un petit coup d'épaule. Je suis remonté dans le car, me suis assis, puis ai commencé à trembler. J'ai compris que puisque personne ne m'avait vu entrer dans les toilettes, personne ne se serait soucié de ne pas m'en voir ressortir. Ce nègre aurait pu me tuer et qui sait, me violer, sans que l'on s'en inquiète avant des heures. Il était près de vingt-deux heures quand enfin je suis arrivé à l'académie militaire de Georgetown. Il faisait déjà trop noir pour que je puisse admirer les lieux, mais je m'imaginais déjà défilant, victorieux, dans mon uniforme d'officier.

La première journée passa très vite, on nous fit visiter l'académie et on nous présenta des représentants des entreprises privées qui financent l'académie, fabriquent nos uniformes, nos armes, fournissent notre nourriture, nos boissons, etc. La seconde fut moins intéressante mais très enrichissante puisqu'on nous fit passer toute une batterie de tests physiques, médicaux et psychologiques ; une sorte de check up plus approfondi que celui des évaluations d'entrée. Courir, uriner dans un broc, donner son sang, répondre à des questions. Puis, le troisième jour, commença la formation... un mois plus tard, nous devions être au Vietnam. Le dimanche venu, je te passais mon premier, et dernier, coup de téléphone, en te faisant croire que le règlement nous demandait de rester discret sur nos activités. La vérité est qu'après ce qui s'était passé le samedi soir, je ne pouvais plus te parler, plus être ton petit garçon.

Samedi soir, vers 20 heures, des gars de ma section sont venus me chercher au gymnase alors que je tirais quelques paniers. Ils étaient très excités en me disant qu'ils avaient un plan pour la soirée, qu'on venait de nous octroyer une permission de sortie, la dernière avant des semaines, et que l'on nous encourageait à en profiter. Une douche rapide, un coup de rasoir, une tenue militaire enfilée... et nous partions pour une soirée arrosée dans l'un des milliers de bouges de la Scornline. La Scornline est la ligne imaginaire qui sépare le ghetto du reste de la ville de Washington. Elle a des allures de marché de Hongkong et de souk marocain construit avec de la bonne vieille brique rouge de chez nous. Le bar était un taudis infesté d'étudiants et d'ouvriers, sous les yeux desquels se déhanchaient des nymphettes anorexiques aux trois-quarts nues. Beaucoup de bruit, de fumée, d'alcool et de sexe... le genre de choses dont on raffole, surtout avant de partir à la guerre.

Ce n'est que vers deux heures du matin que je le vis, mon nègre laveur de chiottes. Il était là, à quelques mètres de moi, fixant de ses yeux de merlan une fille superbe aux fesses si rebondies qu'on aurait pu y déposer une bouteille de bière sans qu'elle n'en versât une goûte, entre deux déhanchements... Saoul et intrigué, je ne pus m'empêcher d'aller le voir. " Eh, negro ! " que je lui ai dit, " qu'est-ce que tu fous là ? Tu m'as suivi ? ". " Non ! qu'il m'a répondu. Mais le hasard fait parfois mal les choses... "

Ce type m'avait suivi, j'en étais convaincu, il ne niait que par honte de son attirance. En plus d'être un nègre, il était gay et honteux de l'être. Si papa avait été là à ce moment, il aurait été fier de moi : j'ai alors attrapé ce gars par le col de sa chemise au rabais et lui ai flanqué un coup de poing comme jamais personne n'en n'avait reçu de ma part. À vrai dire, je ne crois pas que mon coup lui ait fait grand-chose... et deux videurs m'avaient mis dehors avant même qu'il n'ait le temps de réagir, ni moi de lui en servir un autre.

Une heure plus tard, mes potes et moi, désoeuvrés et ivres morts, errions dans les rues de la Scornline, à la recherche d'un taxi pour retourner à l'académie. Nous étions sur le point d'entamer un retour à pieds quand nous vîmes cette scène surréaliste : sous nos yeux, le long d'un trottoir, une voiture, parmi tant d'autres, était le théâtre d'une scène animale, presque bestiale. Il y avait cette belle femme blonde, très maigre et pourtant si attirante. Et il y avait cet autre corps, noir, agité, frénétique, qui la besognait comme un animal... mon nègre se tapait une pute ! Comme un animal ? Oui, comme un animal... son dos palpitait, dans la sueur et les soubresauts, d'une activité indescriptible. Des plaques osseuses mobiles semblaient, mues par son excitation, se déplacer de façon erratique sous sa peau craquelée. Je ne sais pas ce qui me prit alors, mais j'ouvris la portière de la voiture et le tirai en arrière de toutes mes forces. C'était plus fort que moi. Son odeur musquée, son allure de fauve déshumanisé, ses yeux devenus semblables à ceux d'un chat... son haleine de cadavre... il fallait que je le tue, sa seule présence m'incitait au meurtre. Je frappais et la fille hurlait. Il mordait et griffait, et la fille hurlait encore. Mes coups n'y faisaient rien, on du s'y mettre à cinq pour l'immobiliser, tandis que Keith, un de mes potes, faisait taire la pute. Il a mis vingt minutes à mourir, vingt putains de minutes à agoniser sous les coups de couteau que je lui donnais. Soixante. Soixante coups de couteau pour qu'enfin il arrête de se débattre et qu'il veuille bien crever. " On ne se débarrassera jamais de cette sale race, ils sont trop durs à tuer... jamais ! " lâcha un des gars. ça en faisait déjà un de moins. Pour fêter ça, on s'est tous tapé la fille à tour de rôle dans sa vieille bagnole. Ouais, elle était pas trop d'accord, mais bon.

Maman, je suis un monstre. Maman, papa ne comprendra jamais. Je suis un monstre, vous n'y êtes pour rien. J'ai reçu hier les résultats de mes évaluations de la deuxième journée à l'académie. Les analyses de mon sang ont révélé des tags nouvellement exprimés, ce qu'ils appellent le NEXTS. Je suis un scorn, je suis un Doppelganger... Je ne pars pas pour le Vietnam. Pour moi, le rêve est terminé.

Ils voulaient m'envoyer dans un centre spécial, alors j'ai fui. J'ai erré quelques heures avant de vous écrire cette lettre. Je me suis saoulé, j'ai même pris de la drogue. J'ai fini par m'écrouler dans mon vomi au milieu du hall de la gare ou j'espérais passer la nuit. Je ne sais pas si j'ai rêvé, mais un balayeur noir m'a lancé une pièce de dix Pences. Pas mort ?

Tout est fini.

 

Ethan




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